Dans son nouvel essai " Evaluez-moi ! ", la psychanalyste et maître de conférence à l'université de Lille 1, Bénédicte Vidaillet analyse les ressorts d'un grand paradoxe : le développement à tout-va de l'évaluation dans l'entreprise s'avère néfaste, mais les salariés en redemandent. Entretien.
Par Marianne Rey pour LEntreprise.com, publié le 10/01/2013 à 17:38
Pourquoi vous êtes-vous penchée sur la question de l'évaluation dans les organisations?
On ne compte plus les travaux de recherche ayant mis en lumière le caractère contre-performant de l'évaluation à outrance. Les individus commencent à tricher avec les règles pour remplir leurs objectifs, ils sont moins motivés pour les aspects intrinsèques de leur travail… Les individus eux-mêmes se plaignent de l'évaluation. Pour autant, ils en sont paradoxalement très demandeurs. J'ai voulu expliquer les ressorts psychologiques de cette demande. Par évaluation, je n'entends bien sûr pas seulement l'entretien annuel ou bi-annuel d'évaluation, qui peut avoir son intérêt pour obtenir un retour sur sa mission. Mais plus globalement tous les indicateurs de performance, avec des objectifs très quantifiés et très réguliers, qui aujourd'hui ont pris une place centrale dans la gestion des ressources humaines, et plus largement dans la manière de travailler, conditionnant la rémunération et les promotions.
Quels sont ces ressorts psychologiques que vous évoquez ?
Il y a d'abord des causes liées au rapport à soi. L'évaluation contient une promesse narcissique, celle de pouvoir se conformer à une norme érigée en modèle. Les individus y voient aussi un moyen de retrouver des repères, quand les organisations de plus en plus flexibles les font disparaître. A chaque nouvelle vague d'évaluation, la personne a par ailleurs le sentiment de pouvoir remettre les compteurs à zéro pour repartir sur de nouveaux objectifs, l'impression de pouvoir effacer son histoire, en quelque sorte.
Mais la demande d'évaluation se comprend aussi au travers des rapports que le salarié entretient avec ses collègues. Le sentiment que les autres en font moins tout en étant mieux récompensés est très répandu (vous remarquerez que cela ne fonctionne jamais dans l'autre sens : avoir l'impression que soi-même, on en fait moins que les autres pour plus de récompense). Derrière, il y a le fantasme que " tout irait mieux " s'il n'y avait pas " les autres ". Chacun nourrit donc le désir que cet " autre " soit évalué, contrôlé, pour que les pendules soient remises à l'heure, que la vérité éclate. C'est une façon de vouloir contrôler la jouissance de l'autre, de s'assurer qu'il ne va pas recevoir plus que ce qu'il mérite.
Vous dites aussi que l'évaluation remplace le conflit…
Effectivement, on ne va plus discuter avec ses collègues sur la manière de mener tel ou tel projet, avec toutes les divergences de point de vue que cet exercice peut engendrer. Comme sur une piste d'athlétisme, chaque salarié est dans son couloir, et se concentre sur la réalisation de ses objectifs. Il a ainsi la sensation d'éviter tout rapport conflictuel. Sauf qu'à la place, s'installe une compétition qui n'est pas plus facile à vivre…
Vouloir être évalué, n'est-ce pas vouloir être reconnu ?
Si, mais c'est illusoire. Au regard de la psychanalyse, l'individu n'est jamais au repos, tranquille. Il s'interroge sans cesse sur qui il est et sur sa valeur. Le seul moyen pour qu'il s'en préoccupe moins, c'est qu'il occupe une place fixe dans le système, une position symbolique. Or, l'évaluation, parce qu'elle peut remettre en cause le travail de l'individu à tout moment, le maintient dans une position toute relative. L'évaluation alimente donc le besoin de reconnaissance plus qu'elle ne le comble.
" Evaluez-moi ! Evaluation au travail : les ressorts d'une fascination ", de Bénédicte Vidaillet, éditions Seuil, 219 pages, 18,50 euros